Lettre 104 Hoa-Lo-Pa, 27 mars 1940

Hoa-Lo-Pa, le 27 mars 1940. 

Mon cher M. Melly92,

Je vous remercie beaucoup de vos pensées, de votre dévouement, d'avoir pris la peine de monter jusqu'à la Rosière, pour voir mes vieux parents. Je vous remercie de tout ce que vous faites et de tout ce que vous voulez faire. Je suis heureux de savoir qu'enfin vous allez mieux. Les nerfs restent patraques: ayez le courage de prendre patience. Je crois que ce sera, celui-là, le seul remède qui vous guérira infailliblement. Parlons sec, en riant. Vous me dites que vous ne pouvez pas même répondre en chinois romanisé, à ceux qui vous écrivent en chinois. Je suis très naïf. Pour sûr ! Mais celle-là est quand même trop forte. Je n'ai pas même pu l'avaler à demi !

Ici, tout va bien. Hoa-Lo-Pa sera bien employé, puisque nous sommes obligés de tenir ici le Petit Séminaire. Yunnanfou n'en veut pas, de nos Tibétains - ce que j'ai pu lire entre les lignes de la lettre où ils refusaient - et Tatsienlou nous dit de garder nos ouailles ici. Il ne me reste plus que quatre grands élèves : Guenfou-Bénet de Yerkalo, fils de Tolo et Andjrou, Adjean-Juts'uen. Peuthou veut partir à Tali, cette semaine, pour suivre leur Tchoug Hio93. Je pense à eux comme maîtres d'école. Augusti et Dittet, je les ai remis avec les plus petits : ils ne pouvaient pas suivre. Je ne sais pas si je resterai ici. Dans ce cas, je ne pourrai presque pas faire de ministère, étant toujours en classe. Et dire que je serai obligé de faire venir un Sien Sen 94 depuis Tali ! Ici, on n'en trouve pas à la hauteur. Agapit a été retenu à la maison par son père. Je vous dirai que cela m'a fait autant de peine que le départ de tous les autres. J'espérais beaucoup de cet enfant, non comme futur prêtre, mais comme futur maître d'école. José de Madame Kato a quitté aussi, peut­être aussi embobiné par sa soeur Marie.

La famine commence à devenir terrible. Ce matin, on m'a présenté des enfants à adopter. Je ne puis même pas faire d'aumône. A Tsamouti, trois familles ont assez à manger; les autres n'ont déjà plus rien. A Tsin Kuitang Ts'ao Patre, on mange des racines de fougères. Si j'avais deux ou trois tans95 de céréales, j'aurais 300 baptêmes d'adultes pour la Pentecôte. Lafamille de Themin viendra s'installer sur les terrains de la Mission, au mois de juin-juillet. Ce sera des chrétiens pour l'année prochaine. Themin et son frère sont prêts ; M. Sen aussi. Je préfère leur faire faire un noviciat d'un an, au moins. L'année prochaine, je pense ouvrir une école chez les Lolos.

Maintenant, mon cher, une prière : il faut à tout prix que je monte une petite fanfare. Deux gosses savent déjà jouer le San-min Tchoui-i96. M. Nanchen les a exercés. Il faut deux tambours, 4 pistons, 4 bugles, 4 flûtes. Ne me trouverez-vous pas ça, gratis ? Alors, je promets des théâtres magnifiques. Encore : bâtons à grimer, feux d'artifices, perruques. A envoyer par la poste, masques de carnaval, s. v p., s. v. p. Penser aussi à un harmonium. Je m'arrangerai pour que M. Lattion vienne donner un cours par semaine, si possible.

Dans trois semaines, j'irai loger à la Résidence de Hoa-Lo-Pa, avec les séminaristes. Ci-joint, un thème latin, si ça vous intéresse. Excusez mon ton. Je ne donne des commissions qu'à ceux en qui j'ai confiance [...]

Tout à vous,

T. Maur.

Merci, in Christo, qui récompense le verre d'eau.

 

92  Très souffrant, le chanoine Melly avait dû renoncer au Tibet et regagner la Suisse. Maurice pouvait donc employer sans explication des mots chinois en lui écrivant. Il suivra le même usage avec d'autres correspondants tibétains. Cette lettre précède l'interruption de la correspondance et de toutes relations avec l'Europe du fait de la guerre.
93  Ecole secondaire.
94  Maître d'école.
95  L'équivalent de dix boisseaux.
96  Hymne national de la République chinoise avant la période communiste.