Lettre 90 Weisi,30 oct. 1938

Weisi, le 30. X. 1938.

Mon cher Louis,

Quand tu me liras, les autres seront déjà loin 86 . J'ai appris trop tard leur départ, pour te commander ce que j'aurais voulu. J'étais alors à six jours d'ici, occupé à étudier le tibétain. Un beau jour, je reçois la nouvelle du départ. Hélas ! il ne me restait plus qu'un mois; la lettre n'aurait donc pas pu arriver, heureusement pour toi! Et maintenant, voici mon boulot. Tu penses que je suis régent. J'ai 39 élèves mi-chinois, mi-tibétains. Je leur apprends tout, depuis la façon de se laver, de s'habiller, jusqu'à la façon de se mettre à genoux et de prier. Les pauvres ! ils sont pleins de poux, de punaises et de puces, et, Dieu sait, si j'en n'attrappe pas quelquefois, moi aussi ! Je suis tout le jour pris par eux car il faut leur inculquer la religion, comme on inocule un poison: petit à petit, à chaque moment un peu.

Mon école n'est pas encore finie. c'est une magnifique maison. Charpente de bois et murs de terre, deux étages (plutôt, un) et galetas. Galetas: dortoir ; étage: ma chambre, chapelle ; rez-de-chaussée: salles de classe. Plus tard, seulement, j'aurai une cure et église.

Des chrétiens, j'en ai déjà 39; les autres viendront. Santé, excellente ; travail assuré ; position magnifique; pension originale: matin, bouillie de riz; midi, riz ou maïs cuit à la vapeur (on lave le riz, on le fait bouillir une minute dans l'eau, on le met dans un tamis qui lui-même "couvercle" une marmite où bout quelque chose. Pour le maïs, idem). Ensuite, on le mange avec du piment, des pommes de terre ou de la viande. Soir : voir midi. Dessert, quelquefois une pipe. Apéro : même nature.

J'ai un diable à combattre : la paresse de mes élèves et, aussi, parfois la mienne.

Les gens d'ici : ne rien manger, ce n'est pas trop ennuyeux, ça arrive si souvent! Souffrir : il le faut ; mais travailler, faire quelque chose, ça, c'est une peine qu'Adam aurait bien pu payer tout seul ! Les pauvres, pas d'imagination, pas de sentiment. C'est une terre à défricher. Prie Dieu de ne me laisser jamais décourager. Que d'épines à tailler, que de ronces à déraciner ! Le travail de l'Église, oui, ça c'est du beau travail.

Maintenant, quand tu me répondras, ne me donne que des nouvelles de chez nous, comme je ne t'en donne que des miennes. Chez nous, j'entends la famille, j'entends la Suisse; avant ces deux, toi et les tiens. Scierie : trop cher; verra plus tard; tous les problèmes remis. D'abord, m'installer, pour voir, il faut être sur place.

De la maison, pas reçu de lettre, depuis avril 1938. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Tout de même, une lettre de la maison au coeur d'un exilé !

Nouvelles d'Anna, bonnes. Nouvelles de tante, idem. Nouvelles de Cécile? Age de Laurent? Ne sait-il pas bientôt écrire ?

Heureux dans ma nouvelle patrie, je vous en souhaite autant dans la vôtre que j'aime toujours.

Ai-je besoin d'un peu de repos, je pense aux matins de septembre qui blanchissent le bout des monts ; je pense au vent de septembre qui fait froid au dos, au soleil qui brûle encore le visage, au calme des pâturages désertés, où l'eau des torrents, qui ne sert plus à laver et à désaltérer, a le bruit si doux des choses que l'on n'entendra plus. Ces matins-là, quand j'étais collégien, je me levais toujours content. Je sortais aussitôt aspirer tout l'air que je pouvais, parce que bientôt il fallait partir. Or, dans mon corps, ce souvenir reste ; encore maintenant, ces jours-là, le réveil peut se taire : je me réveille avant lui. Il restera toujours un peu de terre valaisanne dans mon sang, va ! Je suis un arbre transplanté après la croissance. Ce qui ne m'empêche pas d'être heureux ici. Mais maintenant, adieu, choses d'autrefois ! Un prêtre, c'est un personnage public, donc, tout aux autres. Sois fier d'avoir un frère prêtre ; prie comme Jésus pour que sa foi ne défaille pas. Et crois-moi toujours plus à même de t'aimer et d'aimer ceux que tu aimes.

Maurice.

 

86  Ces "autres" sont les chanoines Nanchen et Lovey, qui venaient de partir pour le Tibet et la Chine.