Lettre 73 Weisi, 13 mars 1937

Weisi, 13 mars 1937.

 

Mes chers Parents,

Mes chers frères, mes chères soeurs,

Votre envoi est arrivé, aujourd'hui. Avec quelle joyeuse curiosité l'avons-nous déballé! Tout était en bon état. Le fromage avait souffert un peu, mais la grande partie servira à nos dîners de grandes fêtes, ainsi que la viande. Tout ça sent bon, tout ça sent le pays, la jeunesse, ceux qu'on aime. C'est un parfum qui vient de très loin, nous rappeler de si touchants souvenirs. Merci beaucoup.

Cela me témoigne que, si je suis désespérément invisible, par l'affection que vous me portez, j'habite toujours parmi vous. Pour moi, que vous enverrai­je ? Vous n'attendez rien, je le sais: pourtant, c'est dur de recevoir et de ne rien rendre. Pourtant si, je possède bien quelque chose. Chacun donne ce qu'il a. Les enfants à qui j'enseigne le catéchisme me donnent leurs poux ; les pauvres : ils n'ont rien d'autre. Or, voici tout ce que je puis pour vous : prier. Eh bien ! chaque fois au partir de la poste, si je n'envoie pas une lettre - vous direz: ce qui arrive souvent - je dis un Ave Maria et, chaque soir, avant de m'endormir, je vous emmène un chacun, depuis papa jusqu'au nouveau-né, je vous emmène devant Dieu... Et je ne doute pas que Dieu fasse très attention à cette prière car, si ce n'est pas à cause de Lui et pour Lui que nous sommes séparés, je ne vois ni pour qui, ni pour quoi. Nous croyons fortement, vivement, n'est-ce pas? aux paroles de Jésus: « Celui qui quittera son père, sa mère, ses frères, ses soeurs, recevra le centuple en cemonde et la vie éternelle en l'autre. 77 » Mais vous m'avez quitté, aussi vraiment que je vous ai quittés. Maman, j'ai fini.

Méditez un peu sur la sincérité de nos gens : M. Melly va voir le chef d'un village situé ici, tout près. Il est malade. Qu'as-tu, demande le Père? -« J'ai pris des remèdes pour couper l'opium : ils m'ont complètement abattu ». M. Melly ne partant pas, M. Melly faisant trop long, il78 tire sa pipe et se met à fumer son opium, le plus innocemment du monde [... j.

Ces jours, il y a révolte d'une tribu qui habite à un jour d'ici. C'est que le gouvernement fixe l'impôt à un piastre par famille. Le mandarin qui doit ramasser cet argent pour la caisse publique, double l'impôt, afin d'en avoir la moitié pour lui. Enfin, la tierce personne qui recueille l'argent triple l'impôt et en garde la troisième partie. Or, trois piastres, pour ces pauvres gens, riches comme nos ancêtres il y a un siècle, représentent la majeure partie du travail de l'année. Pour nous, rien à craindre : les révoltés sont nos amis. Ceux qui vont les battre se croient nos protecteurs... Nous rions.

Notre cuisinier n'a pas changé. Un jour, M. Melly qui avait reçu le nécessaire pour une crème chocolat, faisait sa crême. Le lendemain, maître-cuisinier vient s'enquérir sur le matériel du déjeûner. « Faut-il du café ou du chocolat? » M. Melly répond: « Fais du chocolat, si tu en as ; moi, je n'en ai pas.» - « Mais comment, s'exclame-t-il, le Père n'a pas de chocolat ! Le Père en a fabriqué, hier».

Un jour, nous voulons essayer son génie d'invention. Nous lui ordonnerons de nous servir du café au lait, sans employer du lait, ni du café ! Voyez-vous, nous ne manquons pas d'amusements. Le Bon Dieu sait bien qu'il nous faut rire quelquefois ! Rions donc le plus possible. Au reste, c'est le printemps ; il faut en profiter.

Je vois la Rosière qui commence à reverdir, je vois le soleil briller sur les fenêtres de l'école, et un coin des Crettes tout noir qui sort de la neige. J'entends le vent dans les arbres, je sens l'odeur de la mousse que la neige vient de quitter. Et je vous vois à Fully, toujours les mêmes à travailler la même terre, et je vous vois à la Rosière rentrer, le soir, les mains violettes de froid. Continuez votre pélerinage, mes chers, et ne faites pas moins confiance à Dieu qu'à votre terre. Celle-ci, chaque année, vous l'avez ensemencée, et chaque année, elle vous a donné son pain ; fidèle, elle ne vous a pas laissés mourir; belle, elle vous a causé combien de plaisirs. Mais Dieu est plus fidèle que sa créature, à ceux qui le servent : il est lui-même leur récompense. Mais Dieu est plus beau que le ciel et la terre, et c'est sa beauté qui nous rassasiera pour toujours. Non, je ne vois rien de consolant, je ne sache aucun tonique, aucune réalité, si ce n'est que nous sommes en voyage vers le lieu de notre repos, si ce n'est que nous sommes soumis à de rudes épreuves par un Dieu infiniment bon, pour jouir enfin d'une infinie récompense. Il y a peu de personnes qui ont la foi ; ayons-la et vivons d'elle.

Louis, les pipes, les blagues, les bourre-pipes sont très bien choisis. Tu as fait la joie de plusieurs confrères. Les serrures aussi. Notez : n'envoyez plus de viande: cela ne nous manque pas trop. Si vous saviez quand les Soeurs font des "cantines", vous Pourriez leur porter du fromage. Ayez-en du vieux, maigre ou mi-gras. Ne le partagez qu'en deux. Louis, passe remercier les Soeurs et les avertir. Enfin, de temps à autre, écrivez-moi. Jean, on dirait qu'il est marié, tant il m'oublie. Marie est silen­cieuse.

Dites à Cécile de recommencer une lettre bientôt, afin qu'elle puisse me l'envoyer dans dix ans.

Un baiser à tous.

Maurice.

 

77  Luc 18,29 
78  "Il" : le malade.