Lettre 64: Sur la mer bleue, 1 mars 1936

   Assis sur le pont, je pense à vous, mes chers, et si je n'écris pas à la plume, pardonnez-moi, ce serait trop difficile où je suis. Je n'aime pas écrire au salon : on y cuit.

Regardez la carte : nous avons quitté Marseille, nous avons passé entre la Corse et la Sardaigne, entre l'Italie et la Sicile, à peine avons-nous entrevu la Crète et, demain, lundi, 2 mars, nous nous arrêterons quelques heures à Port-Saïd, d'où partira ma lettre.

Mais ces généralités ne vous suffisent point. Voici des détails. Notre bateau est blanc et rouge. Son nom : André Lebon. Donnons-lui à peu près cent mètres de long, sur 12 à 14 de large et, si l'on excepte les mâts, 8 à 10 mètres de haut. C'est donc une maison plus grande que l'église d'Orsières.

Passons aux différents étages : au fond, les machines, moteurs, dynamos, ventilateurs, cuisines disposées par compartiments. Entre ces compartiments, imaginez de gros hangars, forme de cheminées carrées, ils vont du fond jusqu'aux ponts. Il y en a trois. Là, sont enfoncées des autos, des caisses de marchandises de toutes sortes, qu'on charge et décharge, avec des grues placées sur le quai et sur le vaisseau.

Étage supérieur : salles à manger de 2ème et 3ème classe et cabines de 3ème classe. Étage supérieur : cabines de 2ème classe : les nôtres. Ce sont d'étroites chambrettes au plancher et au plafond en fer, aux parois en bois. Chacun a sa lucarne. C'est une vitre très épaisse et ronde, large juste assez pour y passer la tête; on l'ouvre et on la ferme au moyen de deux rivets. Quand il pleut ou qu'il vente, on la tient rigoureusement fermée : une vague suffirait à inonder la cabine. Les couchettes sont très étroites et fixées aux parois par des supports en fer : elles sont les unes et les autres comme des niches. Nous sommes seuls, les trois, dans une cabine à cinq places 53. Les deux couchettes inoccupées servent d'étagères ; pour le reste, elles sont aménagées comme une chambre d'hôtel. On y dort mal, parce qu'il y fait une chaleur d'enfer. Même Maman aurait trop chaud.

Ce que je fais ? Le matin, vers les 6 heures, ce qui fera 2 à 3 heures chez vous, on se lève, on assiste à la s. Messe : elle se dit dans un salon ; on va déjeûner, on monte sur le pont dire son Office, jusqu'à l'heure du dîner et depuis le dîner jusqu'au souper.

Que fait-on sur le pont? On parle, on baille, on s'ennuie, on s'amuse, on dort, on regarde les enfants, car il y en a, on n'a même pas le courage de lire, on est plat, sans force, comme si l'on sortait d'une longue maladie. C'est l'effet de l'air.

Enfin, un jour, j'ai eu le mal de mer... Les requins en ont ri ; moi, je n'en riais pas du tout. Les Chinois en auront beaucoup bénéficié puisqu'on ne les convertit que par la souffrance.

Notre pension est excellente. Matin : thé, café, chocolat, beurre, jambon. Midi: plusieurs viandes, plusieurs légumes, d'excellents fruits. Soir : idem. A quatre heures, thé.

Bref, tout va bien et c'est inutile que vous vous fassiez des soucis à mon sujet. « Ne pleurez pas, je fais bon voyage ».

Dieu me garde. Dieu vous garde aussi. Et cette séparation que nous avons volontairement acceptée sera pour nous une cause d'union plus grande au ciel et déjà sur la terre. Il n'y a que la vie de la foi qui compte. Vivons donc notre foi. Pleurons, mais offrons nos larmes à Dieu. Pour moi, je ne vous oublie point. Mais j'ai l'impression que vous êtes si loin, si loin ! La Rosière, le Valais, quels espaces immenses m'en séparent ! Et je sens qu'une vie nouvelle m'attend dans un monde nouveau 54 ; or cela demande beaucoup de peines. Je sais que vous m'aidez à les supporter. En Dieu, on se rapproche. J'ai expédié mes livres à Anna. Du St-Bernard, on vous enverra la photo des trois. Je vous enverrai aussi le film d'Anna. Je ne l'ai pas ici, et M. Lattion ignore dans quelle malle il l'a mis. En tout cas, on le retrouvera.

Je vous embrasse tous très tendrement.

Vous pouvez écrire à cette adresse, à condition d'envoyer votre lettre par avion ; seulement, il faut prendre du papier très mince et demander à la poste le prix.

Maurice, Missionnaire.

Chanoine Maurice TORNAY, Procure des Missions Étrangères, YUNANNFOU

 

53  Les "trois" sont les chanoines Rouiller, Lattion et Tornay
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  Souligné dans l'autographe